L'Angelus

2017



Deux montages video de 3 mn 38, l’un présenté, l’autre maintenu quasi invisible. Protocole.

L’Angélus associe par effet de transparence deux courts montages réalisés à partir de la séquence centrale de fellation de Deep Throat de Gerard Damiano (1972) : l’un devenu pratiquement invisible, montrant le personnage de Linda (Linda Lovelace) s’activer sur le sexe de son médecin (Harry Reems), l’autre éclipsant le premier par effet de quasi total recouvrement, s’attardant sur le mouvement de deux automates faisant tinter une cloche avec des maillets métalliques dont les heurts ponctuent dans le film la montée du plaisir des amants.

La composition du plan utilisé dans la première séquence reprend assez fidèlement celle de L’Origine du Monde de Gustave Courbet qui constitue la principale référence de l’œuvre vidéo. Sa quasi-disparition figurative au sein de la surimpression rappelle comment le tableau fut masqué de nombreuses années derrière un rideau, Le Château de Blonay du même Courbet, puis derrière la version d’André Masson que Jacques Lacan, dernier propriétaire du tableau, commanda à son beau-frère pour restituer le système de cache une fois les deux toiles furent séparées.

Au corps féminin, le montage substitue, une version virile (le corps d’Harry Reems, pareillement allongé sur un lit, les cuisses écartées et le sexe offert) engagée dans une étreinte où Linda apparaît, malgré le contenu narratif de la séquence, instrumentalisée pour son plaisir. Celle-ci y fait l’objet d’une pénétration qui commente le rapport particulier que le regard du spectateur engage usuellement avec le nu de Courbet et les jeux de retournement offensifs que le tableau, en raison de son caractère subversif, est susceptible encore aujourd’hui d’exercer sur certains spectateurs (l’exclusion en 2011 de Facebook de l’artiste Frode Steinicke après avoir exposé sur sa page une photographie du tableau constitue un exemple récent parmi d’autres des difficultés de réception que celui-ci continue de poser).

Bien que la scène de fellation de Deep throat puisse être à tout moment convoquée mentalement par l’identification des plans de cloche qui en masquent le contenu explicite, voire par celle de la bande sonore, extraite de la séquence, qui leur est directement associée (au même titre que pouvait être perçu L’Origine du Monde en observant Le Château de Blonay pour les personnes conscientes de sa présence derrière le paysage qui le masquait), il n’en reste, dans le montage vidéo, qu’une évocation pratiquement impossible à déceler. De l’extase de Linda ne persiste en effet qu’un souffle diffus qui ne trouble en rien le manège des sonneurs, rassemblés dans l’enchaînement de trois plans caractérisés par un cadrage unique dont la composition, comme le souligne le titre de la pièce, peut être rapprochée de celle L’Angélus de Millet.

Les plans exposés transforment toutefois l’évocation de la prière en une version profane aux accents homo-érotiques qui pointe l’éviction que la vidéo met en place sur le corps de Linda Lovelace. En ne semblant retenir figurativement que la dimension masculine du plaisir – là où le récit insiste sur celui qu’éprouve le personnage féminin -, L’Angélus s’engage dans une réflexion plus féministe où la prétendue attention prêtée à l’extase de la jeune femme par le médecin qu’elle est venue consulter pour lutter contre sa frigidité se voit relativisée par la nature de la scène qui la masque et ce qu’elle donne à voir aux spectateurs. Les dénonciations que fera des années plus tard l’interprète pour militer contre ce genre de pratique en invoquant les souffrances endurées renforcent cette lecture possible de la pièce.

La postérité de la toile de Millet telle qu’elle fut revisitée par Salvador Dali (L’Angélus architectonique de Millet, Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet, etc.) ou son complice Luis Buñuel (Un chien andalou, Viridiana, Belle de Jour), voire la banalisation qu’elle subit au fil du temps dans la dynamique de ses nombreuses reproductions postérieures invitent à reconsidérer la dimension religieuse de la référence. Elles induisent à leur manière une subversion possible de son sujet où l’incarnation par la prière se transmue dans une charnalité moins spirituelle qui réintroduit en force les images de la fellation occultées, dans un mouvement analogue à celui qui fait ressurgir à la surface de l’image, la cloche qui, chez Millet, se perdait dans les profondeurs du paysage.

L’instrument de bronze en qui on peut entrevoir une métaphore du gosier de Linda Lovelace et qui s’inscrit dans le film à l’emplacement précis qu’occupe le sexe de Harry Reems au moment de la fellation apparaît en effet comme un indice qui commente ce qui se joue dans les stratifications enfouies de l’image. Mise en mouvement à l’envi au même titre que la convocation de la scène occultée, elle cristallise la dimension subversive de l’œuvre et le rapport qu’elle peut engager avec un regard initié.

La structuration légèrement chaotique du va-et-vient opéré par le montage, les ellipses que souligne la bande sonore dans l’enchaînement des trois plans de sonneurs utilisés, le caractère décalé que la musique adopte par rapport à la nature des images exposées, voire les interrogations et la déception esthétiques que l’œuvre peut créer au premier regard sans son appareillage référentiel, induisent d’emblée une forme d’épaisseur insoupçonnée qui invite le visiteur à dépasser la fausse banalité de la scène pour creuser ce qui s’y joue à l’arrière plan.

Le visiteur ignore qu’une personne détient le montage réalisé à partir du plan de fellation de Deep Throat dans sa poche, sur son téléphone portable. Présente dans l’espace d’exposition, celle-ci a la liberté de le montrer selon son bon vouloir à toute personne qu’elle souhaiterait initier pour mieux l’aider à pointer la nature subversive de la scène des sonneurs, à mieux en saisir l’inconscient, voire pour reprendre les termes de Dali, à faire surgir le drame insoupçonnable, caché sous les apparences hypocrites du monde, dans le simulacre obsessif, énigmatique et menaçant de soi-disant prière crépusculaire et désertique qui s’appelle encore officiellement encore : L’Angelus de Millet. En exposant, d’un mouvement du corps analogue à celui qui dévoilait L’Origine du monde, cet atavisme crépusculaire, l’agression sexuelle ancestrale que dénonçait Dali, elle a le pouvoir de faire ressurgir ces dimensions enfouies et, dans un effet paradoxal de monstration, de signifier cette nécessité exprimée d’en jouir sous le manteau ou de les contrôler.

Plus d'images




Lieux de présentation



Dans la même série


Copyright © 2016 Laurent Fiévet